Conte de l’honneur

na bylgarskiin English

(Extrait du cycle : "En visite chez le Diable")

Jamais de ma vie je n’avais espéré,
Recevoir une si grande faveur.
Un jour, le Diable m’invita à dîner
Et commença par m’offrir un verre.

La bougie éclairait son profil de biais,
En formant un faisceau lumineux.
Méphisto, aspirant rêveusement la fumée,
M’observa un instant silencieux.

Son regard reflétait une détresse cachée,
Son œil brillait fier, pourtant.
Il dit, dans le vin se cache la vérité,
Avec toi je voudrais être franc.

J’ai assez longtemps enduré le calvaire,
Du mensonge et de l’hypocrisie.
Je veux boire, à présent, à ta noble grandeur,
A la morne grisaille de la vie.

C’est ainsi qu’un jour je descendis sur Terre
A une expérience je voulus me livrer.
Je reçus en partage les cornes de l’adultère,
En épousant la sainte Vérité.

Depuis, en proie à la jalousie et la haine,
Et pleurant mon honneur sacrifié,
Des hommes je m’enployai à saccager l’honneur,
Mais l’honneur ne me revint jamais.

J’accomplis mille exploits, mille sacrifices
Plus de cent fois je péris en combat.
Des causes saintes, je me mis au service,
Pourtant toujours l’honneur m’échappa.

Malheureux, un jour, je sortis dans la rue,
J’errai silencieux, l’âme en peine,
J’avançai, hissant une banderolle bien en vue
" Cet homme a perdu l’honneur"!

Etrange, je ne vis ni dégoût, ni mépris
personne ne me couvrit d’opprobre.
De toutes parts, on m’admira, on m’applaudit
Sans honneur, oh ! Cela vous honore.

Un Monsier m’aborda complaisant, me sourit
Et bien, vous m’en voyez enchanté.
Deux belles dames m’embrassèrent dans la rue
Venez donc demain prendre le thé.

Emerveillé, incrédule, je rentrai chez moi,
Récoltant en chemin les hommages,
Des ministres, des courtisanes et des rois
M’envoyèrent d’adorables messages.

Me voilà : important, magnifique, élégant,
Riche comme Crésus, respecté.
Or je suis un voleur, un menteur, un brigand,
Sans honneur... mais toujours honoré.

Le Diable se tait. Il trinque à ma santé
Et remplit à nouveau mon verre.
Ensuite, il m’enveloppe d’un nuage de fumée
Et me transperce de son regard vert.

1923


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