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L'Allemande


Garçon, une eau-de-vie, s’il te plaît, d’accord, s’il n’y en a pas, apporte un ouzo, c’est pareil, ça caille dehors et à l’intérieur des hommes aussi, il n’y a pas de saisons dans cette Allemagne, que du froid... Miléna n’arrêtait pas de parler en prenant place à la table au coin. Restaurant « Athènes » était vide et le garçon, trapu, au visage luisant, moustache fine, yeux mi-clos et brillants telles des olives noires, par politesse ou par ennui, tenta de prendre son manteau. Miléna ne s’aperçut pas de son geste, jeta l’habit sur la chaise à côté et continua à l’inonder de paroles. Tu fais quoi à Berlin, toi, pourquoi n’es-tu pas resté en Grèce, mais t’es venu servir les Allemands. D’ailleurs, pourquoi je te demande, ne sommes-nous pas tous pareils. Miléna sentait qu’elle allait exploser si elle ne lui racontait pas la raison de sa venue à « Athènes » par ce froid de canard. Assommé par la prolifération de ses propos, le serveur l’écouta sans protester. Elle n’en avait pas tellement envie de cet ouzo, non, elle était là pour un ami, Assene. Ils avaient quitté ensemble le pays pour venir étudier en Allemagne, après ils s’étaient dit, à quoi bon rentrer au pays, ça n’a pas de sens, peu importe le prix, on reste. Miléna avait compté 3000 marks à un homo pour un mariage fictif. En échange, elle s’était engagée aussi de faire le ménage chez lui, ainsi sa situation fut réglée. L’homo était un type bien et ne l’empêchait pas de vivre avec Assene, mais ce dernier, comme tout Bulgare fier, s’était fâché, lui avait lancé qu’elle était une traîtresse et qu’il ne voulait plus jamais la revoir et avait disparu. Ce matin, il avait appelé pour la première fois depuis si longtemps, laissant un message sur le répondeur - « Miléna, viens s’il te plaît m’aider à me faire une Allemande, pour la même raison, tu sais... je n’ai personne d’autre sur qui compter, ce soir, 8h, à « Athènes » et sois classe comme d’habitude, Assene. Pardon pour l’autre fois. » Que faire, me voici, je l’aime, je dois l’aider, sales Allemands, ils se sont bien foutus de nos gueules, comme on dit... Miléna s’arrêta net en voyant le sourire sournois du garçon. Qu’est-ce que tu regardes, comme si vous les Grecs n’êtes pas dans le même pétrin ?

L’Allemande entra première à « Athènes ». Grande et sèche. Assene avançait en sursauts derrière elle, essayant d’entrer dans le rythme de ses longues jambes. Sans y parvenir. Gêné, il souriait de travers. Ce serait le dernier service que je lui rende, maugréa Miléna.

Monika, se présenta l’Allemande. Critique de l’art, aussitôt se jeta dans la conversation Assene. Elle l’avait emmené voir l’exposition « L’art de l’Europe orientale - 10 ans après la chute du mur de Berlin ». Un art assez sombre, sinon intéressant, oui, intéressant. L’Europe occidentale n’imaginait pas qu’elle allait déchaîner les démons de l’Est, entonna Monika, feuilletant distraitement la carte. Et vous, qu’en pensez-vous de l’art de l’Europe orientale ? Assene abordait ce thème difficilement et elle ne comprenait pas si cela lui était douloureux ou si... Quelle gourde, où est-ce qu’il l’avait repêchée celle-là, faillit ronchonner Miléna, mais elle était censée aider Assene, pas le temps pour des réflexions hors sujet. On ne peut pas parler d’art de l’Europe orientale. Ni d’art des Balkans, d’ailleurs. Vous les Occidentaux, nous casez toujours dans des tiroirs et nous collez des étiquettes dessus pour qu’on soit d’usage facile. D’ailleurs, vous n’êtes pas suffisamment outillés pour nous analyser. Si vous vous donniez un peu la peine d’y voir, vous comprendriez l’unicité du bulgare, car le bulgare c’est... Au moment où Miléna s’apprêtait à définir le bulgare, le serveur se dressa à côté de la table. Moussaka, braillèrent Miléna et Assene dans la même voix. Monika se joignit à leur commande après une brève hésitation. Et du retsina. Salade grecque et ouzo en entrée.

Assene s’était ressaisi après la gaffe avec l’exposition. Miléna avait réussi à le tirer d’affaire. C’est pourquoi il l’avait fait venir. Une vraie chopska salade affirmait-il en connaisseur, montrant du doigt l’assiette de Monika. Elle est à nous, typiquement bulgare, les Grecs nous l’ont volée. Avec du ruse byzantin. La moussaka est aussi un plat bulgare, rajoutait à l’unisson Miléna. Un jour, lorsque vous viendrez chez nous avec Assene, je vous la préparerai mieux que ça. Chez le pédé, pas question, bougonna Assene en bulgare. Mais ce n’était pas le moment pour des disputes domestiques. L’astuce de la moussaka est dans la sauce de couverture, sourit vers Monika Assene. C’est fait avec du yaourt et le yaourt est bulgare aussi. Moi, je l’achète dans les magasins turcs à Berlin, se pavana Monika, et j’ai toujours cru que... Et bien, tu avais tort, la corrigèrent tous les deux. C’est vrai oui, vous mettez tout le monde sous le même dénominateur, les Balkans, n’est-ce pas, les Balkans et vous ne faites aucune différentiation, poursuivit Miléna. Notre vin est meilleur que le retsina, mais on ne le vend pas ici. Ou si on le vend ce n’est qu’à des prix bien bas et vous, les Allemands, croyez qu’il ne soit pas bon. Je leur dis en Bulgarie, haussez les prix du vin, on l’achètera plus, car les Occidentaux ont la tête carrée, pour eux seul le cher est bon, mais personne ne m’écoute. Le vin lui monte à la tête, pensa Assene et essaya de lui donner un coup de pied sous la table. Monika fronça les sourcils, on dirait que quelqu’un avait marché sur son pied, mais ne dit rien. En Bulgarie, on n’écoute jamais ceux qui reviennent de l’étranger, n’arrêtait pas Miléna. Bien au contraire, on leur dit à beau mentir qui vient de loin. Et on les hait. C’est curieux, s’exclama Monika. Ici, les gens de l’Est pensent que les Occidentaux les haïssent. Ce qui n’était pas vrai. Pourtant, si je dois être honnête, les Orientaux méritent d’être haïs. J’ai une collègue qui n’arrête pas de surveiller, de lire la morale, à quelle heure vient-on au boulot, avec qui sort-on, peut s’en faut qu’elle fouine dans nos sacs. On dirait la Stasi. Qui est-elle pour me dire ce que je dois faire, alors que son salaire ne dépasse pas le mien ! Les gens de l’Est sont différents. Il y a Est et Est, ne se laissait pas faire Miléna.

Garçon, éleva la voix Assene, une autre bouteille de retsina et trois ouzos en dessert. Quadruples, pour que tu ne fasses pas la navette avec tes verres de 20 grammes. Aïe ! gémit Monika. Je vous raconte une anecdote, eut l’idée Miléna. Donc, un Bulgare pêcha le poisson d’or. Laisse-moi partir l’implora-t-il et je t’exaucerai un vœu. Rends ma femme belle, dit le pêcheur. Ce serait difficile, fit le poisson embarrassé. Autre chose. Alors fais régner la paix sur les Balkans, dit le bonhomme. Et le poisson fit, passe-moi la photo de ta femme plutôt. Assene et Miléna rirent de façon incitante. Mais, Monika ne bougea pas d’un cil, une lueur métallique éclaira ses yeux, néanmoins. Cette blague n’était-elle pas offensante pour les femmes bulgares ? Et bien... elle l’est, oui, oui, certainement elle l’est. Miléna, comment as-tu pu raconter une blague aussi idiote ? Ce qui est fait est fait, trop tard, je me suis embrouillée, ce n’était pas de mauvaise foi, se justifiait Miléna. Nous nous sommes tellement politisés depuis un moment, que nous oublions qui est homme et qui femme... Mais, vous les Allemands, ne vous en sortez pas mieux. Regarde mon pédé à la maison... Miléna mordit ses lèvres aussitôt, par crainte que Monika n’aborde le sujet. Qui sait ce qu’elle allait nous réciter sur les droits de l’homme, imagina Miléna. Monika posa ses yeux sur Assene, les hommes bulgares, traitent-ils toujours les femmes de cette façon, dit-elle en tirant d’un geste coléreux une cigarette du petit paquet vert à l’inscription « bio ». On est dans la merde, pensa Miléna. Qu’est-ce qu’on souhaitait et qu’est-ce qu’on a fait. Et bien, c’est ça l’affaire bulgare. Assene est un homme en or, même s’il est Bulgare, se jeta à corps perdu dans le combat Miléna. Je voulais dire, il est en or justement puisqu’il est Bulgare et ce n’est même pas la peine de continuer là-dessus, mais si tu le souhaites, Monika, je pourrais énumérer toutes ses qualités, je pourrais même te les dresser en tableau. Assene regarda avec nostalgie son ex. Non, battait la retraite Monika, elle ne cherchait qu’à s’outiller pour faire la différentiation, afin de sortir l’homme bulgare du classificateur général des hommes des Balkans. Ah, bon, c’était ça alors ! T’es une fille intelligente, Monika, une fille utile. N’était-ce pas l’heure du café déjà ?

Je me sens comme un tiramisu, déploya ses bras Monika. Imbibée d’alcool jusqu’au ramollissement à l’intérieur et saupoudrée de café. Quelle élégance de l’expression. Miléna sentit une pointe de jalousie, car elle allait dire simplement « je me suis bourrée la gueule ». Et nous revoilà mal barrés, prolongea à haute voix ses pensés Assene.

Monika, s’il te plaît, ne laisse pas ta dernière bouchée, sinon le petit Tzigane t’arrosera sous le pont, bâilla Miléna. Le petit Tzigane ? Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ? Comment t’expliquer, depuis que j’étais petite on me disait toujours que cela portait malheur de laisser sa dernière bouchée. Et pourquoi le malheur se présenterait-il comme un petit Tzigane, s’étonnait Monika. C’est facile pour vous de ne pas comprendre, comme vous n’avez pas de Tziganes...

Ce fut le comble de l’embrouille. Assene rougit, après devint tout pâle, reprenant son air perplexe avec le sourire de travers. Il était prêt à se jeter sur Miléna, à l’accuser de cet échec. Elle se disait amie, mais ne put l’aider à se faire l’Allemande et voilà maintenant, au lieu de l’embarquer dans son lit, il la voyait s’échapper. Quel gâchis !

Le dernier est pour le compte du restaurant, annonça le serveur aux yeux d’olives et posa lourdement sur la table quatre verres minuscules d’ouzo. D’où sortent-ils les verres les plus petits au monde ces maudits Grecs. Vaut mieux la bouteille, proposa Assene. Il fallait arroser la défaite, Monika pouvait aller se faire foutre, pensait-il. Faut pas, faut pas, on est des mecs, des komsus (voisins), il faut qu’on se supporte, tu as encore du boulot ce soir, allez, va, la fille t’attend, cligna de l’œil le Grec. Qu’est-ce que tu racontes toi, komsus est un mot turc qu’est-ce qu’il vient ficher dans nos relations bulgaro-grecques, s’indigna Assene, prompt à se jeter sur le Grec dans un élan de sauvegarde de la pureté des nations. Mais l’autre était malin, il recula et le poussa délicatement vers la porte. Viens me raconter demain si j’avais raison. Le temps d’un instant, Miléna resta seule avec le serveur dans le restaurant. Tu es plus jolie, lui dit-il avec son sourire sournois et ses yeux brillants.

Je t’appelle un taxi, proposa Assene à Monika. Sa voix avait changé, était devenue froide. Il neigeait doucement et la neige couvrait tout comme dans un conte de Noël. Pourtant on était en mars, un mois de mars déréglé, car le printemps astronomique était déjà arrivé, mais il neigeait quand même. Ça rentre dans mon cou et ça pique, c’est froid et humide, se plaignit Miléna, en proie aux remords. Il n’y avait rien de plus tendre que les flocons de neige tardifs, s’exaltait Monika et tournoyait sur ses talons en tirant la langue entre le rouge à lèvres mi-effacé de sa bouche. Puis avalait les flocons fondants, avec plaisir. Une frimeuse occidentale gâtée, se dit Miléna. Le taxi arriva. Assene se pencha vers Monika qui glissait dans la voiture et elle lui chuchota quelque chose à l’oreille. Il ferma la portière, trébucha et tomba dans la neige. Miléna bondit en criant - Assene, ne t’en fais pas pour cette cucaracha, le monde ne finit pas avec une Allemande, pourvu qu’on soit en bonne santé, elle n’avait l’air de rien, oublie-la et puis, elle allait t’embêter sans relâche avec ses conneries sur l’art, enfin d’accord, si tu insistes, je plaquerai le pédé...

Assene souleva sa tête, comme s’il se réveillait brusquement et éclata de rire. Un rire presque éhonté. Elle m’a dit, prononça-t-il distinctement, depuis ce matin je frissonnais dans l’attente d’une baise effrénée avec un vrai démon de l’Est.

 

 

Première parution dans le quotidien Dnevnik, le 20 avril 2001

 

Traduit du bulgare par Radostina Alexandrova

 


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